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Les carnets web de l'écrivain Stanley Péan

Péan au Népal, Jour 3 — Femme, sans ta voix…

Petit matin gris et bien frisquet, sur les berges de la Bhote Koshi. Très différent de notre arrivée en ce lieu hier, sous un ciel bleu et ensoleillé. Couché trop tôt sur le lit spartiate de la petite tente qu’on m’avait assignée tout près de la rivière, je me suis réveillé en plein milieu de la nuit, comme mes vendredis soirs à Québec avec Philou I. J’en profite pour lire et écrire un peu. Pour la mise à jour du blogue et le rattrapage de la correspondance électronique, c’est moins évident avec la connexion internet sans-fil intermittente à Gorkha Beach. Je ne me plains pas, je constate seulement. Zen, ne l’oubliez pas, le nouveau Stan. On peut même désormais user du sobriquet de Stan Zen, dont m’a coquettement affublé ma collègue la photographe Kiran Ambwani, un petit nom aux consonnances vraiment himalayennes… 😉

Après le petit déjeuner sous la tonnelle, notre dernier repas dans ce centre de plein-air fréquenté notamment par quelques étrangers dont des Américains à bord de voitures ornées du signe de US Aid, nous reprenons la route vers la prochain escale à notre programme, le village de Ghumthang. Il faut mettre encore une fois près de deux heures sur des routes cahoteuses, des sentiers, irais-je même jusqu’à dire, qu’il faut tracer et baliser à nouveau, imposer à la nature, en quelque sorte, chaque année après la saison des pluies. La sinuosité de ces chemins à voie unique rend les dépassements quasi impossibles, les croisements des plus périlleux et, pour tout dire, la conduite particulièrement éprouvante pour nos chauffeurs. Nos trois véhicules se suivent à la queue-leu-leu en multipliant les virages en lacets le plus souvent au bord du gouffre. Encore heureux que ma zénitude nouvelle me permette de (presque) faire abstraction de mon vertige, digne du film d’Alfred Hitchcock.

Bien qu’encore sous le choc d’un énième éboulis qui s’est abattu sur leur village il y a tout juste une semaine (à ce qu’il paraît, des collègues du CECI Népal en visite dans un village voisin ont assisté à la scène d’horreur en direct), les habitants de Ghumthang nous accueillent sur leur place publique avec la sérénité et la chaleur coutumière. Il le faut dire: le TUKI et le CECI ont eu des interventions directes et rapides sur le terrain, par opposition au gouvernement népalais dont se plaignent systématiquement les membres de ces communautés en retrait du monde. En tant que représentants de ces organisations dont les contributions ont eu un impact concret sur leurs vies (d’un village à l’autre, on ne tarit pas d’éloges sur la qualité supérieure des bâches (tarpaulin) distribuées à l’initiative du CECI, avec quoi on a pu se protéger temporairement des intempéries. En revanche, les autorités locales n’obtiennent pas une aussi bonne note dans l’esprit de ces gens qui s’estiment abandonnés par lui. On pourrait toujours nuancer cette perception, certes, mais je ne suis pas étonné d’entendre ici les mêmes récriminations qu’hier.

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Nouveau son de cloche, cependant, à Ghumthang (comme à Maneshwora, où nous nous rendrons après un pique-nique champêtre en chemin): les revendications des femmes. Elles réclament de la formation technique; qu’on leur apprenne un métier, qu’elles puissent subvenir en partie aux besoins de leur famille. Dans les deux villages visités aujourd’hui, celles qui prennent la parole en leur nom le font de manière à la fois articulée, énergique et posée. Elles ne demandent pas la charité, loin de la, mais espèrent simplement qu’on leur donne les moyens de contribuer par leur travail à l’amélioration de leur qualité de vie, au développement de leur communauté. Je me réjouis de voir l’agaçante image de la mendiante paresseuse et dépendant de l’aide internationale, à laquelle beaucoup trop d’Occidentaux d’obédience néo-libérale adhèrent encore dès qu’on aborde la situation du Tiers-Monde, en prendre pour son rhume.

Et puis, cette prise de parole publique m’enthousiasme d’autant plus qu’elle contredit l’idée reçue selon laquelle la femme népalaise n’aurait aucun mot à dire dans les affaires de la cité. À ce chapitre, j’ai gardé une mauvaise impression après lecture d’un reportage publié dans National Geographic par Marie-Amélie Carpio (« Au Népal, naître femme est une malédiction », initialement mis en ligne le 4 août 2014) ; les dures réalités rapportées par la journaliste ont de quoi donner froid dans le dos : « entre 60 et 70 % des Népalaises seraient victimes de violences, à commencer par les brutalités domestiques qu’elles endurent au quotidien », écrit Carpio. « Au Népal, la citoyenneté reste le domaine réservé des hommes. Il dépend du bon vouloir des pères ou des maris de l’octroyer à leur fille ou à leur épouse. Sans l’accord préalable des mâles, pas d’existence légale. Autrement dit pas d’accès à l’éducation supérieure, à la propriété, ou à un simple compte bancaire, » renchérit-elle. De mon point de vue occidental, qu’on me reprocherait sans doute de vouloir imposer sans nuance, et même si le sujet n’a pas été abordé, il y a encore ici bien du chemin à faire en matière de progrès des moeurs vers une société plus égalitaire. Sans doute faut-il, ainsi que le recommandent les sages, laisser le temps au temps…

Mais dans les régions éloignées désertées par les hommes, partis louer leurs force de travail dans la capitale, en Inde ou dans les pays du golfe Persique, les organismes de coopération ont souvent recours aux femmes. Aussi, je ne m’étonne pas de constater que la question de l’éducation des jeunes reste au coeur des préoccupations de ces femmes qui, en dépit de l’adversité, de l’acharnement du sort contre elles et les leurs, irais-je jusqu’à dire, continuent de rêver d’un avenir meilleur pour les générations à venir. Ça tombe bien. À Ghumthang, à Maneshwora et dans d’autres localités, le CECI et ses partenaires locaux ont également la construction d’écoles de brousse, pour remplacer temporairement les édifices jugés non sécuritaires ou carrément détruit. Comment dit la chanson encore?

I believe that the children are our future
Teach them well and let them lead the way
Show them all the beauty the possess inside
Give them a sense of pride to make it easier
Let the children’s laughter remind us how we used to be

*

En redescendant vers nos véhicules après un tour dans les rues de Maneshwora, je croise une fillette qui tire la langue quand j’ose pointer l’objectif de ma caméra vers elle, puis court se réfugier dans la jupe de sa mère. Sa coquinerie me fait sourire. Cette outrecuidance devant l’étranger, devant l’inconnu que je suis, devant la vie en somme est un trésor précieux. Si j’étais religieux, je prierais pour qu’elle sache le conserver à tout jamais.

Et puis, me reviennent par bribes des vers d’André Velter, que j’ai interviewé il y a une quinzaine d’années pour la télévision. En surfant sur Internet plus tard, je retrouverai ces vers dédiés par le poète et homme de radio à son amoureuse l’alpiniste Chantale Mauduit, qui avait connu une mort tragique en tentant l’ascension du Daulaghiri, satellite de l’Everest.

Matin clair, transparent, léger comme une absurde résurgence, avec l’irrépressible envie de mordre les nuages. Soudain tu es là, plus présente que le reste de l’univers, femme tout entière dans l’instant volé, amour tout entier sur les êtres, les bêtes et les choses. De la branche de l’arbre aux ailes de l’oiseau ou aux pleurs de l’enfant, c’est un battement de joie cruelle. Une alarme, oui, une alarme.

Et je déchiffre ma partition avec un violon de fête qui a une âme de pierre. Sans ta voix, il n’est plus d’écho en montagne.

Une autre altitude (Gallimard, 2001)

Si je puis me permettre de paraphraser Velter: oui, femmes népalaises, sans vous, point d’écho en montagne.

 

February 27th, 2016
Catégorie: Commentaires, Nouvelles, Réflexions Catégorie: Aucune

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