stanleypean.com


Les carnets web de l'écrivain Stanley Péan

Péan au Népal, Jour 2 — Koumbit

Stan Zen

À en croire certains membres de l’équipe, nommément Dilip et surtout Kiran Wagle du bureau népalais du CECI, ma manière de faire le rituel salut de mise en Inde et au Népal (« Namasté, » les mains jointes sous le visage légèrement incliné vers l’avant) aurait quelque chose d’un brin ostentatoire, qui ne serait pas sans rappeler certains politiciens du crû. Soit. Ne me reste plus qu’à constituer mon équipe si je veux briguer la présidence la prochaine fois que les Népalaises et les Népalais seront appelés aux urnes.

Je blague, il va sans dire. Partis du Shangri-La tout de suite après le petit déjeuner, nous avons roulé dans trois véhicules sur de sinueuses routes en montagne, cousines extrême-orientale de celles d’Haïti, pour finalement arriver au centre de plein-air Sukute Beach, sur les berges de la rivière Bhote Koshi, lieu de villégiature tout indiqué pour les mordus de rafting. Évidemment, mes compagnes, compagnons et moi ne sommes pas venus braver les rapides mais pour prendre part à une réunion avec l’état-major du TUKI, une organisation locale avec laquelle le CECI collabore depuis de nombreuses années, depuis bien avant le tremblement de terre d’avril dernier. Sous la tonnelle, autour du thé et du CFA servis dans des petits verres en métal argentés, nous écoutons nos hôtes nous raconter comment au lendemain du séisme, crise humanitaire oblige, le TUKI a dû modifier son action essentiellement axée sur la coopération et l’aide au développement pour faire face aux besoins criants de communautés desservies, essentiellement installées dans des villages nichés à flanc de montagnes, à de vertigineuses altitudes.

Pendant une petite heure, nous échangeons sur les formes qu’ont jusqu’à présent prises les initiatives de soutien conjointes du TUKI, du CECI et de leurs partenaires gouvernementaux népalais et étrangers : distribution de matériel pour la construction d’abris temporaires, de denrées alimentaires de base, de semences, solution des problèmes d’hygiène et de santé, etc. Il y a tant à faire et les ressources sont hélas si limitées…

Après dîner, nous rembarquons dans nos véhicules pour rouler sur ces sentiers non-pavés, cahoteux qui donnent l’impression de serpenter jusqu’au plafond du monde ou presque. Nous visiterons en petit groupes deux de ces villages, peuplés de paysannes et de paysans en apparence oubliés par les dieux et aussi par les autorités népalaises. Assis en cercle sur ce qui tient lieu de place publique du premier village, Sindhupalchok, elles et ils me confient le détail de leur vie depuis le séisme. Déjà qu’elle n’était pas facile avant… Cet homme édenté aux pieds nus m’avoue candidement que, même s’il reconnaît avec gratitude l’importance de l’aide du TUKI et du CECI, le soutien à la reconstruction promis par les autorités gouvernementales tarde tellement à venir qu’il doute qu’il vienne jamais…

Ce scepticisme, né de l’angoisse, du désœuvrement et, disons-le, d’un certain désespoir est assez généralisé chez ces gens et qui pourraient les en blâmer? Les histoires d’horreur abondent, qui ne sont pas sans en rappeler certaines entendues en Haïti. Cette femme en éclatante robe écarlate me parle de deux enfants qui ont péri dans l’effondrement de leur maison, alors qu’ils regardaient sagement la télévision; elle me raconte que pendant des jours, personne n’avait eu le cœur de déblayer les gravats pour en tirer leurs dépouilles somme toute déjà en sépulture.

Celui qui œuvre depuis des lustres comme travailleur social dans sa communauté ne croit pas exagérer en parlant de l’infinie détresse psychologique de ses concitoyens, dont le quotidien est hanté par la peur panique d’un autre séisme tout aussi meurtrier, peur panique alimentée par les fréquentes secousses sismiques qui ponctuent leur existence depuis l’an dernier. Allez savoir pourquoi ou comment, ces hommes et ces femmes dignes arrivent à témoigner de leur profond désarroi avec une étonnante sérénité et sans trop de pathos. Manifestement, j’en aurais encore beaucoup à apprendre d’elles et d’eux en matière de zénitude…

— Et vous ? demandé-je au travailleur social. Vous êtes là pour réconforter les autres, les écouter. Mais qui vous réconforte, vous?

Il n’a pas l’air de comprendre ma question et Dilip qui joue les interprètes doit la lui répéter en népali deux fois avant qu’il réponde tout simplement qu’il ne pouvait compter sur personne, mais qu’il ne lui vendrait pas à l’idée de s’en plaindre.

Et moi de lui répliquer: « Alors, vous êtes un roc… »

Mais même le roc peut s’effriter, ainsi qu’en témoignent éloquemment les cicatrices cendrées laissées à flanc de montagne par les fréquents éboulis.

Très attachés à leur coin de pays en retrait de tout, ces gens ont de toute manière la lucide conviction qu’il n’y a nulle part de refuge où échapper à d’autres catastrophes naturelles. « Quand un voisin endommage ta propriété, tu peux toujours tenter de régler tes comptes avec lui, de m’expliquer le vieil édenté. Mais quand c’est la nature qui s’acharne contre toi, à quoi bon espérer un dédommagement? »

Pour tout dire, l’homme n’est même plus certain de vouloir reconstruire sa maison, même si le gouvernement finissait par verser la subvention promise. À quoi bon, si c’est pour la voir s’écrouler derechef lors d’un nouveau tremblement de terre? Encore ici, plusieurs partagent son point de vue. D’une part, on craint de s’endormir à l’intérieur et de se voir enseveli dans l’écroulement de son logis; d’autre part, dormir à la belle étoile n’est pas une solution si c’est pour se voir emporté par un glissement de terrain…

Je noircis le trait, me reprocherait-on. Si peu, pour tout dire. Et puis,  qu’on se le dise, tout n’est pas complètement noir ici, en dépit du sentiment de fatalité quasi généralisé. Arrivé en plein milieu de séance, un beau grand jeune homme basané bien mis, étudiant à la maîtrise en pédagogie, tient à affirmer son inébranlable conviction en la solidarité et en le dynamise qui animent sa communauté. Alors que les habitants d’autres villages ont selon lui lâché prise, sont devenus complaisants et excessivement dépendants de l’aide alimentaire et financière venue de l’extérieur. Ses concitoyens au contraire ont su faire fructifier ce qu’on leur a donné, notamment en entretenant adéquatement leurs jardins potagers destinés à l’agriculture de subsistance.

— Donnez-nous-en les moyens et vous verrez que nous saurons le reconstruire, notre village.

En réponse à cette idée, je leur explique le concept de la koumbit, cette corvée communautaire traditionnelle à laquelle on s’astreignait sans rechigner autrefois en Haïti, avant l’ère des gran manjè.

Après le verre de l’amitié (une sorte d’orangeade synthétique trop sucrée), mon détachement remonte retrouver le reste de l’équipe qui visitait l’autre village un peu plus haut, Ramche. Une douzaine de femmes d’âge divers, de grande beauté, vêtues de robes aux couleurs vives, nous accueillent en nous passant au cou des colliers de fleurs des champs. Je multiplie les namasté à qui mieux mieux, avec cette insistance bien involontaire qui me vaudra les gentilles taquineries de Dilip et Kiran. Elles aussi tiennent à témoigner de la précarité de leurs existences, rendre hommage à leurs chers disparus.

*

De retour à Sukute Beach en début de soirée, nous sirotons de la Tuborg et soupons au son de vieux succès pop rock des années ’80. À Kiran Wagle qui me montre une photo de moi, collier de fleurs au cou, saluant comme un vrai politicien, j’annonce solennellement qu’en tant qu’éventuel président du Népal, j’entends décréter dès mon accession au pouvoir l’annexion inconditionnelle d’Haïti.

February 26th, 2016
Catégorie: Événements, Nouvelles, Réflexions Catégorie: Aucune

≡ Soumettez votre commentaire