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Lettre ouverte à Jean Charest

J’ai hélas parfois la sensation désagréable que la vitesse d’écoulement du temps s’accélère, surtout quand il y a crise. Et en regardant la pitoyable publicité pré-électorale diffusée ces jours-ci par le Parti Libéral du Québec et son opportuniste de chef, j’ai eu l’impression de ne pas vivre sur la même planète que Jean Charest, en dépit de sa profession d’humilité à peu près aussi crédible que les promesses d’un arracheur de dents. Comment croire en effet le moindre mot issu de la bouche de ce politicien méprisant et affairiste, qui touche depuis des années un salaire parallèle versé par ce parti qui invite des mafieux à des petits-déjeuners de financement? Des versions piratées de son message télévisé n’ont d’ailleurs pas tardé à apparaître ça et là sur la toile, comme quoi tous les citoyens et citoyennes de cette province ne sont pas des gourdes.

J’en étais à ces réflexions hier soir, tandis que je déplorais le décalage entre le moment de la rédaction de mon édito pour le numéro 71 du Libraire et la sortie en kiosque de celui-ci il y a quelques jours — si je l’avais écris ces jours-ci, le texte aurait témoigné d’une plus grande sévérité, d’une écoeurement plus aigü à l’égard du régime cynique et pourri dont Jacques Duchesneau esquisse depuis jeudi dernier le portrait devant la Commission Charbonneau qui par le plus commode des hasards (comme pour les Libéraux, s’entend) voit ses travaux suspendus suspendus pour l’été en cette veille de campagne électorale…

C’est alors que  je suis tombé sur l’inspirée et inspirante lettre adressée à Jean Charest (qu’il vaut mieux voir comme le chef du PLQ que comme un chef d’État digne du nom) par la romancière et poète Élise Turcotte, écrivaine exceptionnelle que j’ai l’honneur de compter parmi mes ami-e-s. Je vous invite à la lire et à la diffuser dans tous les réseaux…

Monsieur le Premier Ministre,

Je vous écris aujourd’hui, à vous, à votre gouvernement, sachant par avance que la parole d’un écrivain ne vous intéresse pas, que vous ne la lirez pas puisqu’elle n’a et n’aura jamais aucune incidence sur la vie économique de votre pays. Votre province, devrais-je dire. Que vous dirigez d’une manière bien étrange ces jours-ci.

Je vous écris quand même, parce que je ne peux pas faire autrement : la confusion,  la colère, l’incrédulité qui m’occupe depuis des mois est en train de faire pourrir le langage vivant en moi, et puisque je n’arrive plus à faire passer ce langage ni par la fiction, ni par la poésie (ça reviendra, ne vous inquiétez pas), je dois vider un peu mon réservoir pour ne pas qu’il s’enflamme et me fasse brûler sur place.

Le langage est la matière première de mon métier. J’écris, j’enseigne, je vois et comprends le monde en analysant, en questionnant, et en réinventant la langue. Et justement, entre toutes les choses qui sont en train d’être détruites, il y a le respect de cette langue qui fait de nous les êtres humains que nous sommes. Car vous et vos ministres pratiquez depuis des mois un détournement du sens des mots qui fait mal. Plus mal que tout ce que des policiers matraqués peuvent faire à une jeunesse qui se tient debout. Je dis une jeunesse, mais je ne parle pas d’âge ; je parle d’engagement, de lucidité profonde, d’espoir en l’avenir de ceux qui nous remplaceront. Cet avenir est garant de notre présent.

Votre langue est semblable à celle du manipulateur qui répète inlassablement la même parole, les mêmes formules, dans votre cas ce sont des chiffres, pour bien désarçonner sa proie. Elle est semblable à celle du narcissique qui ne reconnait pas l’existence d’autres mode de vie que la sienne.

Mais je dois avouer que je ne suis pas vraiment surprise de ce qui arrive aujourd’hui. Tout cela est peut-être un reflet d’une mutation qui est en train de transformer notre manière d’habiter ce monde depuis un bon moment. Des glissements de sens se sont lentement opérés. Par exemple, il y a longtemps que le bien culturel est devenu produit culturel.   Au même moment, le mot «artiste» était aussi en train de perdre sa valeur particulière au contact du mot «vedette». C’est ainsi, par la déperdition du sens précis des mots, par une sorte d’accoutumance à ces trafics insidieux du vocabulaire, que la confusion peut venir à régner. Dans le même ordre d’idées, j’ai vu aussi ce changement s’opérer depuis quelques années dans mon métier de professeur ; lentement, mais sûrement, des étudiants (je ne les accuse pas – je remarque un fait) ont commencé à s’adresser à moi, sans s’en rendre compte, possiblement, à la manière de consommateurs demandant leur dû, leur dû étant souvent bien sûr, la note, de passage au minimum. Je paye, tu me fais passer. Je  paye, tu ne m’emmènes pas au musée si ça ne fait pas partie de l’examen.   Malgré cela, ce printemps, je me suis tout de même étonnée qu’on n’ait pas trouvé plus indécent le fait qu’un étudiant puisse demander par injonction de recevoir son cours. Et ça s’est fait, ces étudiants ont reçu leurs cours, oui, mais dans des conditions qui ont effacé en un seul mouvement un rituel de transmission de connaissances basé sur le dialogue, la collégialité, le respect des autres dans la mise à l’épreuve de sa propre pensée. Cette bombe amorcée depuis longtemps vient d’exploser à notre visage, et l’absurdité qui en découle démontre à plus d’un niveau à quel point les revendications des étudiants sont capitales, à quel point elles dépassent le discours des chiffres que vous nous martelez depuis des mois.

Depuis le début des manifestations, nous assistons à une perversion du langage qui me fait honte, et peur. De la grève au boycott, du moratoire à la pause, de l’enfant roi à l’enfant violent, en passant par la notion de minorité, de majorité silencieuse, et autres menaces, intimidations et extrémistes, des zones de sens ont été minées afin de brandir une armure contre la pensée complexe et l’intelligence des événements. Quand j’entends le ministre Bachand se réjouir de l’arrestation de coupables – il parle ici entre autres de la fille de son confrère – j’ai la chair de poule. Quand je vous entends réagir de biais à cette même question posée par le journaliste en parlant de menaces faites au Grand Prix, j’ai peur de vivre en ce moment dans un roman de science-fiction où plus personne ne parle la même langue. Jusqu’à la ministre de la Culture qui vient de démontrer à quel point elle aussi ignore le poids des mots violence et intimidation.

Mais la peur ne gagnera pas. Car si chaque matin j’éprouve de la colère en lisant les journaux, chaque soir en écoutant la musique de la rue, l’énergie me revient. Je vois aussi que plusieurs de mes amis écrivains sont en train de faire une sorte d’arrêt sur l’image pour bien entendre, pour ne manquer aucun mot de ce qui se passe ici. J’ai acquis dernièrement la certitude que, malgré le déni opéré par plusieurs, notre société sera marquée en profondeur par cette crise. Elle sera marquée, transformée dans la parole qui est le ciment liant chacune de nos vies. Et cela me donne de l’espoir. Comme tous ces textes brillants écrits par les sages, par des professeurs, des philosophes, des sociologues, des journalistes, enfin par tous ceux qui ont pris la parole pour défendre une cause juste et hautement signifiante.

Laissez-moi vous dire pour conclure que je suis politiquement, poétiquement, radicalement opposée au mépris dont vous faites preuve dans votre langue, vos lois, votre attitude face à vos interlocuteurs. Après tout, je peux me le permettre, puisque vous ne me lirez pas. Mais ce n’est pas si grave au fond, car le plus beau, dans toute cette histoire, c’est que je ne suis pas seule.

Élise Turcotte, écrivaine.

June 19th, 2012
Catégorie: Commentaires, Lectures, Réflexions Catégorie: Aucune

2 commentaires à propos de “Lettre ouverte à Jean Charest”

  1. michelle charron a écrit:

    Je partage.

  2. Martin Lavoie a écrit:

    Bravo, Élise. En touchant le langage et la façon dont cet homme s’en sert, alimenté par des professionnels en “Marketing” , vous démontrez la profondeur de la manipulation exercée par ce gouvernement et j’ajouterais, par les médias contrôlés par ceux qui en profitent.

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