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Les carnets web de l'écrivain Stanley Péan

Le deuil

Scholastique Mukasonga

Du plus loin que je me souvienne, du premier départ de ma grand-mère (de Dorval vers l’Allemagne) à mes trop nombreuses ruptures amoureuses, il m’a toujours été difficile de faire le deuil — dans ma vie affective, sentimentale ou professionnelle. Pas étonnant alors qu’en ce funeste hiver, où se succèdent les coups bas du destin, s’accumulent les déveines et se multiplient les mauvaises nouvelles, j’aie le sommeil plus léger que de coutume et souvent troublé de rêves étranges et obsédants. J’ai appris cette semaine qu’une ancienne flamme avait été plongée dans le coma par un double anévrisme et cette annonce m’a laissé sans voix, sans contenance.

Je ne sais pas prier. Mécréant, athée, je n’éprouve pas la moindre nostalgie des messes jonquiéroises du week-end auxquelles mon défunt père me contraignait, jusqu’au jour où nous avions, mon cousin, mon frère et moi, trouvé comment faire l’église buissonnière au dépanneur du coin, préférant à l’hostie de la communion une litre d’Orange Crush, un sac de Munchos et du fromage en grains tout frais.

Je ne sais pas prier, j’ai volontairement désappris, mais je n’ai pas oublié les vertus du recueillement. Et, plus que jamais, depuis la mort de Bruno Roy le 6 janvier dernier, depuis le désastre en Haïti la semaine suivante, ce sont les oeuvres littéraires qui m’offrent le plus volontiers ce baume dont tout âme meurtrie a besoin. J’ai terminé la lecture de L’Iguifou, recueil de nouvelles de la Rwandaise Scholastique Mukasonga, dont je dois rendre compte à l’émission Vous m’en lirez tant diffusée dimanche prochain à la Première Chaîne de Radio-Canada. Une lecture bouleversante, fertile en moments propices à l’horreur, à l’indignation, à la révolte. «Nous ne devrions lire que les livres qui nous piquent et nous mordent, prétendait Franz Kafka, avec tellement d’à-propos. Si le livre que nous lisons ne nous réveille pas d’un coup de poing sur le crâne, à quoi bon le lire ? Un livre doit être la hache qui brise la mer gelée en nous.»

J’ai beaucoup repensé à cette citation de l’auteur du Procès et de La Métamorphose au fil de ma lecture des nouvelles de Musakonga, dont je retiens volontiers ce passsage de la dernière, «Le deuil», qui met en scène une expatriée rwandaise qui n’arrive pas à composer avec la mort de ses proches, là-bas, dans sa lointaine patrie, qui se morfond de ne pouvoir leur dire adieu convenablement:

Bien sûr, il aurait fallu qu’elle pleure. Ses larmes, elle les devait à ses Morts. Pleurer, ce serait se tenir au plus près d’eux. Elle imaginait qu’ils l’attendaient derrière le voile des larmes, inaccessiblement proches. C’était peut-être pour cela qu’elle était partie loin d’eux, en exil, parce qu’il faudrait quelqu’un pour pleurer ceux dont on voulait anéantir la mémoire, leur dénier d’avoir existé. Mais il lui était impossible de pleurer.

February 25th, 2010
Catégorie: Commentaires, Lectures, Réflexions Catégorie: Aucune

4 commentaires à propos de “Le deuil”

  1. Forgues L a écrit:

    Et si c’était pour ça, justement, intuitivement, qu’Haiti s’est diasporé ?

    Nou pap bliye nou

    Tes lignes sur le deuil à crier l’impossible et sur l’impossible à prier me heurtent beaucoup ce matin. Merci.

  2. Sofia Benyahia a écrit:

    Ton texte est très beau, Stan.

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  3. Alain Marier a écrit:

    L’enfant de la DPJ que je suis et resterai toujours t’entend très bien! Très jeune j’ai fait le deuil d’appartenir à une cellule stable et force est de m’avouer que le vide de ce souvenir occupe souvent toute la place. Merci pour ce texte 😉

  4. sonia a écrit:

    Bonjour Stanley,

    Merci de votre très beau texte sur la difficulté à faire le deuil. Je suis comme vous et tout comme vous dans tous les domaines. Pour la prière, moi mon souci ce sont les religions pas Dieu alors je tends plus pour Bouddha. Étant une graine de violence plus jeune, cette philosophie m’a structurée un peu plus vers le calme interieur. Pendant longtemps je refuser ce calme interieur de peur de ne plus ressentir aucune émotion. Il n’en est rien par contre je n’ai pas progressé d’un pouce sur l’idée de la réincarnation!! Et tout comme vous je trouve que ces derniers temps, les deuils se suivent et ne se ressemblent pas. Je vous accompagne dans votre reconfort qu’est la littérature tout comme pour moi elle est salvatrice. En fait peut être que notre religion à nous c’est la littérature!

    Bonne journée et bonne lecture.

    Sonia

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