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Les carnets web de l'écrivain Stanley Péan

Choisir la création

À mon idole Harlan Ellison, que j’interviewais pour Le Libraire à l’occasion de la parution de son anthologie rétrospective La Machine aux yeux bleus et de son recueil Dérapages (Flammarion, 2001), j’avais osé avouer candidement mon admiration sans borne pour son oeuvre. Et, prenant le risque d’encourir l’une de ses légendaires colères impromptues, je lui avais dit que c’était en partie sous son influence et celle des autres écrivains de sa génération (le fameux Groupe, l’école californienne du fantastique américain d’après-guerre) que j’avais moi-même choisi ce métier. Ce à quoi, pince sans rire, Ellison avait répliqué : «I would have preferred you hadn’t told me that. Now I’ll have to live with the burden of knowing that you ruined your life because of me.» (Deux ans après, alors que je faisais dans les mêmes circonstances le même aveu à son aîné Richard Matheson, autre illustre membre du Groupe, à qui j’avais répété la réponse d’Ellison, Matheson avait conclu: «Well, I’ll leave that burden to Harlan!»)

L’anecdote m’est revenue en tête hier soir, alors que j’animais à la Maison des écrivains une nouvelle table ronde co-présentée par l’UNEQ et les faculté des lettres des quatre universités montréalaise. Avec les écrivaines Micheline Allen et Marie-Pascale Huglo (qui est également professeure en création littéraire à l’Université de Montréal), et quatre jeunes étudiantes en création représentant chacune des universités, nous discutions autour du thème : «Choisir la création littéraire à l’université: pourquoi?» Pour lancer le débat, j’avais au préalable soumis à chacune des six participantes (j’insiste sur le féminin, les hommes s’étant fait rares pour l’occasion), ces pistes de réflexion: «Il y a presque un quart de siècle, fraîchement diplômé en sciences pures et appliquées du Cégep, mais résolu à faire mon virage littéraire en vue d’une carrière d’écrivain, je me suis inscrit au baccalauréat général à l’Université Laval, avec options théâtre, littérature québécoise et création littéraire. Avec le recul des années , j’ose poser sur le mode rhétorique un certain nombre de questions qu’on m’avait posées à l’époque. Peut-on enseigner la création littéraire? L’université est-elle une fabrique d’écrivains et, si oui, de quel type? Le talent d’écrivain peut-il s’acquérir dans un contexte académique? Et que dire de l’originalité, du génie, de la petite musique personnelle? Avec quelle grille d’analyse peut-on juger de la valeur d’un texte de création? Mais, en définitive, au fil de l’apprentissage de diverses techniques d’écriture, les cours de création littéraire ne viseraient-ils pas à aiguiser le sens critique des étudiants et faire d’eux de meilleurs lecteurs? En ressassant mes idées sur ces questions, je me surprends à repenser à la proposition de Léo Ferré dans Préface : « À l’école de la poésie, on n’apprend pas : on se bat!»

Pour quelle raison se battre et pourquoi dans cette arène-là? Voilà quelques unes des questions dont mes invitées et moi avons débattu pendant quatre-vingt-dix minutes. Sincèrement, je crois que la discussion était plus qu’intéressante, même si nous n’avons pas épuisé le sujet. Il faut dire que le consensus qui s’est vite établi autour de la légitimité des cours de création littéraire y est pour beaucoup. Il nous aurait fallu un vrai objecteur de conscience, quelqu’un dans le genre de Mordecai Richler qui écrivait, dans son essai caustique «La tournée des universités» (in Un certain sens du ridicule, Boréal, 2007): «En règle générale, le vrai danger des cours de création littéraire en tant que cours comptant pour l’obtention d’un diplôme, c’est que des étudiants qui aiment écrire mais qui sont dénués de talent y sont encouragés par des écrivains manqués, chacun nourrissant le fantasme de l’autre.»

Pourquoi avoir choisi la création littéraire à l’université, pourquoi avoir choisi le métier d’écrivain? La question n’est pas que rhétorique, sinon elle aurait cessé de me hanter depuis belle lurette. Elle reste entière, obsédante. D’ailleurs, le week-end dernier, mon pote Rodney me l’a encore posée dans le cadre de l’entrevue qu’il préparait avec moi pour Le Nouvelliste de Port-au-Prince («Le Québec célèbre les 20 ans d’écriture de Stanley Péan»). Que personne ne m’en tienne rigueur si ma réponse a l’air d’une feinte, d’une esquive, car je suis sincère: je n’ai pas choisi d’être écrivain, je suis devenu écrivain faute de pouvoir faire autrement…

October 31st, 2007
Catégorie: Commentaires, Lectures, Réflexions Catégorie: Aucune

2 commentaires à propos de “Choisir la création”

  1. Venise a écrit:

    Pour un condamné, vous vous en tirez très bien.

  2. Stanley Péan a écrit:

    Le condamné comblé, ce sera peut-être le titre de mon éventuelle autobiographie.

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