stanleypean.com


Les carnets web de l'écrivain Stanley Péan

Chicago sans toi [II]

Une sagesse nouvelle (sait-on jamais, peut-être attribuable à ma jeune cinquantaine), la fatigue ou alors les deux pesant dans la balance, je ne suis pas sorti hier soir, me promettant cependant de me reprendre ce soir. De toute façon, Aimée Laberge avait déjà inscrit à l’agenda un programme double musical : la chanteuse Dee Alexander au Jazz Showcase et, à ma demande express, le trompettiste Pharez Whitted au Andy’s Jazz Club. Pas la tournée des grands ducs, mais tout de même un bel échantillon de la scène jazz de cette ville à l’indiscutable importance historique dans l’évolution et la propagation du jazz il y a un siècle. N’est-ce pas vers la ville des vents que se sont déplacés les musiciens appartenant à la royauté de la scène néo-orléanaise dans les années 20? N’est-ce pas à Chicago que le roi-soleil du jazz, le trompettiste et chanteur Louis Armstrong, a gravé ses premiers enregistrements à la tête de ses mythiques Hot Five dans le studio de la firme Okeh?

Levé relativement tôt, j’ai passé une partie de la matinée en robe de chambre, à mettre à jour ce blogue en grignotant les pâtisseries fines offertes par la maison hier et en sirotant du thé. Une femme de ménage du Sofitel m’a interrompu, me proposant de faire le ménage de la chambre mais je lui ai demandé de repasser plus tard, quand je serai absent. C’était plus fort que moi, d’autant plus fort que Dany et moi avions blagué à ce sujet la veille, je n’ai pu m’empêcher de songer à la lugubre affaire Dominique Strauss-Kahn survenue au Sofitel de New York. Je sais, il n’y pas vraiment de quoi rire. Encore que selon Pierre Desproges, on peut en fait rire de tout… quoique pas avec n’importe qui.

Ayant quartier libre, je suis finalement sorti en solo. J’ai descendu State Street jusqu’à l’autre rive, avec l’idée de casser la croûte quelque part n’importe où et de faire un tour chez un disquaire d’occasion (Reckless Records) et une boutique spécialisée en comic books (Graham Crackers) sur East Madison Street. J’ai eu une pensée autant pour mon ami David Homel, né à Chicago, que pour mon défunt frère Steve en optant pour deux microsillons usagés mais en état quasi parfait (« near mint », comme on dit dans le jargon des collectionneurs) : Shades of Blue et Love All Your Blues Away, deux disques du chanteur Lou Rawls, une gloire locale. J’ai songé à David, parce que Rawls était l’ami d’enfance et le compagnon de route d’un autre célèbre chicagoan, Sam Cooke, l’une des idoles de David; et à Steve, tout simplement parce qu’il était un inconditionnel de Rawls à l’époque de ses méga-succès discos.

J’ai tourné en rond entre les présentoirs et les rayons de Graham Crackers, avant de choisir deux bédés pour chacun de mes enfants : des épisodes de deux séries distinctes de Doctor Who pour Laura, et deux des aventures de Black Widow pour le roi Philou Ier. Mon estomac criant famine, j’ai fait escale dans un comptoir tex-mex avant de rebrousser chemin vers mon hôtel. J’ai fait un détour par le pont de Michigan Avenue (le « Du Sable Honorary Bridge »), tout près duquel se tenait une manifestation anti-Trump, directement en face de la Chicago Trump Tower. Parce que Pascale Kichler avait semé le doute dans mon esprit hier, je voulais m’assurer qu’il y avait bien, conformément à mon souvenir, un buste du « fondateur » antillais de Chicago. En effet, en plus de la plaque (que j’avais oublié) commémorant le passage sur la rivière Chicago de René-Robert Cavalier Sieur de Lasalle et de Henry de Tonty qui cherchaient à rejoindre le Mississipi, j’ai bien retrouvé le buste de Jean-Baptiste Pointe de Sable sur la rive Nord, tout près de l’escalier menant au quai d’embarquement pour la croisière d’interprétation architecturale que j’ai faite deux fois, à trois ans d’intervalle.

          

C’est drôle, je n’ai pu m’empêcher de sourire en lisant sur la plaque d’interprétation que Du Sable était né en Haïti, ce qui constitue un anachronisme ou à tout le moins un raccourci historique. Au moment de la naissance de ce fils de marin français et d’esclave africaine affranchie, au milieu du XVIIIe siècle, la colonie française qui occupait la moitié de mon île natale n’avait pas encore retrouvé son nom en langue aborigène. Pour être exact, le fondateur et premier habitant de Chicago avait le jour à Saint-Domingue et non dans la République d’Haïti, officiellement un demi-siècle au moins après que Du Sable ait quitté son île. M’enfin, inutile d’ergoter sur les détails. Amusons-nous plutôt de l’idée (tirée par les cheveux, j’en conviens) que ce personnage méconnu puisse incarner une sorte de lien entre David Homel (qui a traduit l’essentiel de l’œuvre de Dany Laferrière en anglais), Dany et moi.

February 11th, 2017
Catégorie: Commentaires, Événements, Nouvelles, Réflexions Catégorie: Aucune

≡ Soumettez votre commentaire