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Les carnets web de l'écrivain Stanley Péan

En hommage à Gérald R. Péan

Aux funérailles de GÉRALD R. PÉAN
30 mars 1954 – 20 novembre 2012

 

Au nom de ma mère Irène,
qui pour des raisons de santé n’est pas avec nous cet après-midi,
de ma sœur Marie-José et de sa fille Junia,
de mes frères Steve et Reynald,
de notre « autre » sœur Joëlle, séparée de nous par un océan,
de mes nièces Ive, Stéphanie et Andrée-Ann,
de mes propres enfants Laura et Philippe,
ainsi qu’en celui de tous les membres de la famille Péan,

Je veux d’abord vous remercier de vous associer à nous aujourd’hui pour cet adieu à Gérald. Je remercie aussi nos parents à l’étranger qui ont pris la peine de faire célébrer une messe près de chez eux pour le salut de l’âme de mon frère. Et j’adresse un remer-ciement plus particulier à Suzanne, l’ex-conjointe et mère des filles de Gérald, qui s’est généreusement offerte pour passer les quelques minutes que durera cette cérémonie auprès de ma mère.

*

Quand mon fils Philippe a appris le décès d’un de ses oncles la semaine dernière, il a demandé à sa mère s’il s’agissait de celui qui avait été l’un des premiers, sinon le premier policier noir du Québec. Je ne voudrais certes pas voir la vie de mon frère résumée à cet épisode somme toute très bref de son parcours, mais je souris quand même à l’idée que ce détail ait pu frapper à ce point l’imaginaire de mon garçon.

Si vous permettez, avant d’aller plus loin dans cet hommage au disparu, je vous ferai une confidence. À l’âge de trois, quatre ans, j’avais l’intime conviction que mes frères Gérald et Steve, d’une dizaine d’années mes aînés, étaient des espèces de surhommes, de la trempe des super-héros qui peuplaient les comic books américains que je dévorais avec la même avidité dont fait aujourd’hui preuve mon Philippe.

J’ai bien vieilli depuis, comme en témoignent mes rides, mes cheveux grisonnants et mon tour de taille. Pour avoir partagé leur chambre dans notre maison de la rue Saint-Pascal puis avec les années, j’ai appris à voir mes aînés avec un peu plus de recul et de lucidité; à les accepter comme les êtres humains qu’ils sont, avec leurs qualités et leurs défauts, avec les grandeurs et leurs faiblesses.

Je vous raconte ça avec un chouia d’ironie parce que je ne suis pas certain que Gérald, qui nous a quittés la semaine dernière, ait jamais cessé de se voir lui-même comme une sorte de superman créole.

Si vous avez passé ne serait-ce qu’un quart d’heure en compagnie de mon défunt frère, vous savez que Gérald Raphaël Péan était tout un personnage : fantasque, pittoresque, haut en couleurs, iconoclaste, plus grand que nature. Une sorte de super-héros, capable de tout faire, à l’en croire, et toujours mieux que le voisin.

Cela dit, Gérald ne manquait certes pas de ressources, de talents, de qualités; à commencer par cet humour, cette truculence et cette inventivité, qu’il déployait pour se moquer gentiment de ses proches.

À l’âge de trois, quatre ans, capricieux comme le sont les gamins, je boudais systématiquement le foie de bœuf que ma mère essayait de me faire manger sous le fallacieux prétexte que c’était bon pour moi. Avec ce petit sourire en coin que vous lui avez connu, Gérald avait cherché à me convaincre que ce qui se trouvait dans mon assiette, juste dans la mienne, n’était pas du foie de bœuf mais du steak de moineau, un mets exquis et rare, que ma mère avait cuisiné pour moi et moi seul.

Par naïveté et, il me faut bien l’admettre, par idolâtrie pour Gérald, je croyais suffisamment à ses bobards pour me mettre à dévorer, avec appétit, mon steak de moineau chaque fois que les autres à la maison devaient se contenter de simple foie de bœuf.

Oh, vous pouvez rire; je ne suis plus aussi susceptible que je l’ai été… Et puis, je rigole moi-même à l’idée que, plusieurs années plus tard, Gérald ait usé d’un stratagème similaire pour faire manger à ses filles les plats qui ne leur disaient rien – quitte à intriguer leurs professeurs de primaire qui s’étonnaient de ce qu’Ive et Stéphanie se nourrissent quotidiennement de baleine ou d’autres viandes tout aussi exotiques.

Nous pourrions multiplier les anecdotes cocasses du genre jusqu’à très tard dans la nuit – et sans doute le ferons-nous ce soir et au cours des soirées qui suivront, pour pallier à son absence et nous accoutumer à la notion qu’il ne nous embobinera plus avec ses histoires abracadabrantes.

Pour peu que vous ayez connu mon frère, vous savez qu’il était un sacré conteur, doté d’un incroyable sens épique. Quand il était en verve, le récit de ses activités quotidiennes les plus anodines prenait des proportions homériques. Bon vivant, le Gérald dont je me souviendrai faisait volontiers montre d’un penchant pour la démesure. Je l’entends encore ponctuer ses propos de ce « Amuse-toé, amuse-toé! », manière d’invitation à décap­suler une énième bière, du temps où j’ai habité avec Suzanne, les filles et lui.

« Amuse-toé, amuse-toé… »

*

Ces derniers jours, pour des raisons évidentes, j’ai passé pas mal de temps à fouiller dans les photos de famille, à ressasser des souvenirs un brin éventés. Avant lundi dernier, je n’avais jamais remarqué à quel point Gérald ressemblait davantage à notre mère que Steve, Reynald ou moi, coulés dans le moule très typé des hommes Péan. Mie-Jo et moi sommes même tombés sur un portrait où Gérald, affublé de cette moustache de Capitaine Bonhomme qui horripilait ses filles, avait un p’tit air de parenté avec l’illustre aïeul maternel, le poète Oswald Durand.

Cela dit, il faut concéder à Gérald non seulement cette vague ressemblance avec l’auteur de « Choucoune », mais aussi une réputation de tombeur, de doux bourreau des cœurs comparable à celle que l’on prête d’ordinaire à notre aïeul. Son appartenance manifeste au clan Durand me semble d’autant plus paradoxale que, des quatre fils de Mèt Mo, il était indubitablement le chouchou, le préféré. Honnêtement, y a-t-il une seule entourloupette de son dauphin sur laquelle notre père, pourtant sévère à l’excès, colérique, rancunier, n’a pas passé l’éponge avec magnanimité?

Du temps de mon adolescence, dans les années qui avaient suivi la fin de sa brève carrière de policier, pas un mois ne passait sans que Gérald téléphone de Sept-Îles puis de Québec pour expliquer à Maurice la nouvelle combine par le biais de laquelle il entendait devenir riche… et pour tenter de persua­der notre père d’investir dans cette nouvelle aventure. « Nou tande? Men Mèt Gérald jwenn yon lòt min dòr! » épiloguait Mèt Mo, philosophe, en secouant la tête, en tchuipant et en se laissant néanmoins soutirer un prêt.

Ah, qui dira l’amour de notre père pour son premier héritier?

J’en parle sans la moindre jalousie, rassurez-vous. Et je reste certain que mes frères et sœur en conviennent avec moi : on ne pouvait pas vraiment jalouser Gérald, ce maître d’armes tellement charmeur auquel nul ne savait dire non. De toute manière, comment lui tenir rigueur de quoi que ce soit? Comment rester fâché longtemps contre lui?

On ne peut même pas vraiment lui en vouloir de nous laisser comme ça, dans le désarroi, alors que déjà son sens de la dérision, sa joie de vivre et même son petit côté réac nous manquent cruellement. Minées par la mala­die, ces dernières années avaient été si difficiles qu’elles avaient entamé un brin son tempérament de noceur, sa propension à l’é-popée. Le di­manche d’avant son départ, je l’ai vu si faible, si diminué, si fragile sur son lit d’hôpital qu’il m’a fallu encore me rendre à cette évidence : mon frère aîné n’était décidément pas ce surhomme pour qui je l’avais pris autrefois. Juste un homme épuisé, souffrant… et toujours aussi grincheux!

Malgré notre chagrin, nul ne saurait lui en vouloir d’avoir tiré sa révérence, parce qu’au-delà des occasionnelles querelles fraternelles, des brouilles sans conséquences, Gérald a toujours aimé son monde : ses compagnons de quatre cents coups, ses partenaires en affaires, les membres du petit groupe qu’il a connu et côtoyé à l’unité d’hémodialyse, ses amis, ses amours. Surtout, il a toujours chéri ses trois filles, Ive, Stéphanie et Andrée-Ann, même si elles savaient sur quel bouton appuyer pour le faire enrager et monter sur ses grands chevaux. Comme quoi ce côté malicieux de sa personnalité s’est transmis à la génération suivante…

Gérald a aimé son monde, passionnément, comme il a aimé ce monde. Avec appétit. Sans mesure et sans modération.

*

On se croit fin et articulé et, somme toute, on sait si peu quoi dire et comment le dire lorsque confrontés à l’inéluctable. Je ne partage pas cette foi qui permet à beaucoup d’entre vous de penser que Gérald est entré dans la vie éternelle que promet l’Évangile. À ce mystère de la mort qui nous ravit nos êtres chers, je ne sais opposer qu’un chapelet d’anecdotes plus ou moins cocasses, auxquelles je m’accroche comme à une bouée. Pour éviter qu’ils sombrent dans l’oubli. Parce qu’il est vrai que du passé il vaut mieux ne garder que les plus doux souvenirs…

Mais – il faut bien un mais –, si jamais elle était vraie, cette histoire de ré­sur­rection de l’âme, de paradis à la fin de nos jours, alors il est permis d’ima­giner Gérald, quelque part dans l’outre-vie, jetant son sourire attendri sur notre peine… entre deux tentatives d’intéresser notre père, les anges et les saints du ciel à investir dans une quelconque mine d’or!

Amuse-toé, le grand. Amuse-toé.

 

Hommage prononcé en l’église Saint-Thomas d’Aquin le 30 novembre 2012, à l’occasion de funérailles de Gérald R. Péan