stanleypean.com


Les carnets web de l'écrivain Stanley Péan

Richard Matheson: il est légende

Depuis 1950, Richard Matheson a signé nouvelles, romans et scénarios pour la télé ou le cinéma dont un nombre incalculable de classiques de la science-fiction, du fantastique et du suspense modernes. En 1999, Flammarion Imagine entreprenait la publication de l’intégrale de son œuvre nouvellière, essentielle à tout amateur de littérature insolite qui se respecte, intégrale reprise en format de poche chez J’ai lu.

Un écrivain paumé constate que ses proches disparaissent un à un sans laisser la moindre trace. Passager sur un vol de nuit, un businessman au bord de la dépression nerveuse croit apercevoir une silhouette humanoïde sur l’aile de l’avion. Parce qu’il a doublé un dix-huit roues sur l’autoroute, un automobiliste est poursuivi par le chauffeur du poids lourd qui semble vouloir sa mort. Le dernier homme «normal» à une époque où un virus a transformé l’humanité entière en vampires sanguinaires lutte pour sa survie. Les prémisses des récits de Richard Matheson nous semblent d’autant plus familières qu’elles coïncident avec nos cauchemars les plus intimes. Mieux que quiconque, l’auteur de Je suis une légende a su donner un sens aux expression paranoïa domestique et angoisse quotidienne.

Né en 1926 à, Richard Matheson effectue à vingt-trois ans une entrée remarquée en littérature avec sa nouvelle «Born of man and woman» («Journal d’un monstre» ou «Né d’un homme et d’une femme») : enfermé depuis l’enfance par ses banlieusards de parents dans le sous-sol de leur bungalow, un mutant prend graduellement conscience de sa propre monstruosité. Sur un ton laconique qui tranchait avec le style ampoulé de H. P. Lovecraft, le maître incontesté de l’épouvante durant la première moitié du vingtième siècle, ce texte très bref, à peine cinq pages, devait littéralement révolutionner la science-fiction et le fantastique moderne. Avec son contemporain Charles Beaumont et quelques autres, Matheson forme de manière informelle une «école californienne» de la nouvelle fantastique dont Ray Bradbury apparaît comme le maître à penser. Très tôt sollicité par Hollywood, Matheson écrit le scénario de L’homme qui rétrécit d’après son propre roman et contracte avec le cinéma un mariage durable et productif dont Duel, La maison des damnés, Quelque part dans le temps et, plus récemment, Au-delà de nos rêves ne sont que quelques fruits parmi les plus connus. Collaborateur de la légendaire télésérie The Twilight Zone, il en conçoit certains des plus mémorables épisodes (souvent à partir de ses nouvelles) et par le biais de laquelle je l’ai personnellement découvert à l’adolescence.

Au contraire du héros romantique de Lovecraft et de ses disciples, qui semble droit issu du XIXe siècle d’Edgar Poe, le protagoniste mathesonien typique est un homme d’âge mûr dont l’existence tout à fait conforme à l’american way of life bascule progressivement dans l’irrationnel. Loin des décors gothiques du fantastique d’autrefois, c’est au milieu des banlieues que s’enclenche la mécanique du cauchemar. Petit à petit, tout se déglingue, les repères de la vie ordinaire s’effacent et bien vite notre homme se retrouve au-delà du seuil sans aucune possibilité de faire demi-tour. En cela, Matheson a codifié un schéma narratif standard que reprendront à sa suite ses innombrables émules, dont Stephen King pour ne nommer que le plus illustre. Avec une économie de moyens à faire rougir d’envie les minimalistes contemporains mais aussi avec une rigueur et une minutie qui font violemment contraste avec les thématiques abordées, Matheson pose la situation initiale en quelques paragraphes et laisse filer son intrigue jusqu’à son dénouement selon une logique implacable. Cette redoutable efficacité dramatique n’exclut pas un sens de l’ironie et de la satire qui fait de ses textes de véritables radiographies des obsessions de l’Amérique petite-bourgeoise. À relire pour le vertige et la séduction du gouffre.