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Les carnets web de l'écrivain Stanley Péan

Adieu, Gil

Il aurait voulu que tu l’apprennes avant les médias, avait commencé par m’écrire Sylvie Courtemanche sur Facebook, très tôt vendredi matin, en guise de liminaire à l’annonce.

Fuck! lui avais-je répondu, alors que s’appesantissait cette pression dans ma poitrine. Flow, my tears, fall from your springs! dit le poème…

Mais elles en avaient mis du temps à affluer, ces larmes. Je les avais appelées, attendues pendant plus d’une trentaine d’heures après réception de ce fatidique message de sa soeur. On aura beau dire: même quand elle est prévisible et attendue, la nouvelle de la mort d’un ami nous prend toujours de court… Et n’en est jamais moins douloureuse.

Ainsi, le journaliste et écrivain Gil Courtemanche, mon collègue, mon pote, est décédé dans la nuit de jeudi à vendredi, emporté par ce cancer qui le grugeait depuis un moment déjà sans que j’aie eu le temps de passer le voir une dernière fois à l’hosto, honte à moi. Et la mort dans l’âme (c’est le cas de le dire), j’avais accepté d’aller témoigner deux fois de ce qui nous avait uni au fil des dix dernières années, de ce que représentait à mes yeux cet irritable vieux grincheux de Courtemanche, l’écrivain et journaliste engagé, le chroniqueur et analyste politique à la lucidité glaciale, le militant de gauche, l’homme de passion et de conviction — d’abord maladroitement sur le plateau de 24 heures en 60 minutes à l’antenne de RDI vendredi soir et puis de manière un peu moins superficielle, un peu plus cohérente à l’émission All in a Week-End de CBC Radio-One (malgré mes hésitations inévitables en anglais). J’ai bien sûr acheté La Presse et Le Devoir d’hier, mais n’ai pu me plonger dans la lecture des divers articles sur le disparu qu’en fin de journée, accaparé par la quatrième édition de la Journée du livre haïtien, à laquelle j’ai tenté de prendre part avec un minimum de contenance, malgré le chagrin qui m’accablait.

Et puis, en fin de soirée, tandis que Laura dormait au salon, Patsy et Philippe dans la chambre, ces larmes m’étaient enfin venues. Brûlé par tant de feux, accablé par tant de deuils successifs, au fil de mes conversations au téléphone ou en personne, de mes échanges de textos et de mes clavardages avec ces personnes qui m’étaient le plus proches, le plus chères, je n’avais cessé d’espérer ces larmes, présumant qu’elles ne pouvaient que me faire du bien. Et c’est fou ce qu’elles m’ont fait du bien! Flow, my tears

Courtemanche et moi nous étions rencontrés à l’Hôtel des Gouverneurs Place Dupuis, au Festival Metropolis Bleu, autour du buffet du salon privé réservé aux écrivains invités.

— Ah, monsieur Péan! m’avait-il lancé. Nous avons, je crois, une passion en commun: pour le jazz!

En effet. Mais ne le reconnaissant pas (j’avais été un fidèle lecteur de ses chroniques du Soleil, mais ne ne l’avais jamais vu que sur photo ou à la télé), j’avais voulu savoir qui il était. Et, sans doute offusqué mais affectant cette fausse modestie qui lui seyait mal, il m’avait répondu qu’il n’était personne.

— Mais même personne a un nom, avais-je tout de même insisté.

Et, quand il eût enfin décliné son identité du bout des lèvres, je l’avais repris sur un ton qui se voulait provocant: «Oh, alors nous partageons non pas une, mais deux passions puisque nous avons aimé la même femme!» Il avait eu l’air diablement surpris d’apprendre que ce médecin de Port-au-Prince qu’il avait fréquentée du temps de son séjour en Haïti, où il avait travaillé pour les oeuvres du Cardinal Léger, était en fait ma cousine Claude, dont j’étais moi-même entiché quelques années auparavant, quand j’avais tout juste sept ou huit ans.

Nous nous sommes liés tout de suite, Courtemanche et moi, qui avions aussi en commun quelques idoles (Albert Camus, notamment, mais aussi Graham Greene et Paul Éluard) et tellement d’autres intérêts. Il faut dire que j’étais diablement impressionné par l’auteur des Douces colères, par la justesse de ses analyses politiques, par l’élégance de sa plume, par son honnêteté intellectuelle. Quelques années après, je serais tout aussi impressionné et enthousiasmé par son roman Un dimanche à la piscine à Kigali, que j’encenserais volontiers et sans la moindre flagornerie dans les pages de La Presse — ce qui me vaudrait par la suite les quolibets mesquins de mon «collègue» Foglia. («Ne perds pas ton temps à répliquer, m’avait conseillé Gil, philosophe. Après tout, c’est moi qu’il attaque.») Et par la suite, je me réjouirais de voir son écriture romanesque se faire plus intime, plus personnelle au fil de romans qui le révéleraient sous un visage renouvelé.

Journaliste et romancier engagé, en une ère où l’épithète a perdu son sens et son lustre, il était pour moi exemplaire de rigueur, y compris lors de nos occasionnelles prises de bec au sujet de certaines positions que j’ai défendues à titre de président de l’UNEQ. De son propre aveu héritier de Michel Chartrand, qui avait été l’un de ses mentors, il s’affichait sans honte à gauche, n’en déplaise aux laquais du grand patronat qui se plaisent à caricaturer les gauchistes sous les traits de dinosaures irréalistes, et toutes ses prises de positions témoignaient d’un parti pris humaniste en faveur des damnés de la terre, au pays comme dans le Tiers-Monde, surtout en Afrique et en Haïti.

Encore l’automne dernier, par une de nos soirées passablement arrosées à écouter du jazz rue Saint-Laurent, alors qu’il me confiait son intention d’exiger le retrait de son plus récent roman de la liste des finalistes du Prix Archambault en signe de solidarité avec les lock-outés du Journal de Montréal (et son projet de tenter de rallier les autres écrivains en lice à la cause) je l’avais assuré de mon soutien et lui avais surtout réitéré mon amitié et mon admiration sincères, un aveu qui avait semblé l’incommoder un peu. N’en déplaise à ses détracteurs, Courtemanche ne carburait pas à ce gaz-là…

N’empêche: ce sont cette amitié et cette admiration qui m’avaient poussé à faire appel à lui, pour le Libraire (dans les pages duquel il a tenu une chronique sur les essais autrefois et auquel il venait de revenir comme chroniqueur en littérature étrangère) et aussi pour mon émission Bouquinville diffusée à l’antenne de la Chaîne culturelle (dont il fut l’un de membres de l’équipe originale à l’automne 2001). Par écrit, en ondes comme dans la vie, Courtemanche m’a toujours impressionné par cette intégrité et cette intransigeance, qui le rapprochaient à mes yeux de Harlan Ellison (autre grand empêcheur de penser en rond de ma cosmogonie personnelle) et qui le faisait passer à ceux de certains pour arrogant et hautain.

Cela dit, tout affligé que je sois par le chagrin, je n’ai aucune envie de le canoniser dans la mort et j’admets volontiers qu’il pouvait être chiant et irritant, parfois. Mais il était absolu et entier, à prendre ou à laisser. Un tantinet poseur à l’occasion, du moins en apparence, mais toujours d’une invariable fidélité à ses convictions profondes.

En cette époque où il est si courant de voir tant de pseudo-«hommes d’opinion», chroniqueurs opportunistes à la petite semaine et putes médiatiques, changer d’habit idéologique comme on change de patron, défendre toutes les positions et leur contraire, cette inflexible droiture  faisait de Courtemanche un animal rare et d’autant plus essentiel.

Il n’aimait pas beaucoup la vie et elle le lui a en définitive remis la monnaie de sa pièce, a opiné cyniquement un autre écrivain ami à moi, qui avait côtoyé Gil autrefois et qui avait choisi de s’éloigner de lui et de ces colères perpétuelles. Je ne suis pas de cet avis. Pour en avoir si souvent jasé avec Courtemanche, je crois au contraire qu’il aimait viscéralement la vie et ses plaisirs (musique, poésie, bonne bouffe et vin), il aimait la vie et aurait souhaité ne pas la quitter seul, ainsi que le laissait entendre le titre de son dernier roman, aussi douloureux à la lecture qu’il avait dû l’être à l’écriture. Il aimait la vie au point d’en développer une intolérance à tout ce qui pouvait la gâcher, la pourrir pour nous, collectivement et individuellement.

Mais ces petites lâchetés dont nous nous rendons tous trop souvent coupables, et notre propension aux compromis inacceptables qui conduisent inévitablement aux compromissions maintenaient Gil dans ses colères perpétuelles et pas toujours douces. Éternel râleur, il était exigeant et difficile à aimer, parfois même désagréable, parce qu’il estimait que nous méritions tous mieux que ce à quoi nous nous résignons parfois par commodité, par lassitude, emmitouflés dans le confort et l’indifférence.

Je dois avouer qu’elles me manqueront, cette intégrité et cette intransigeance, parfois irritantes, le plus souvent inspirantes.

Nous avons perdu un ami, m’écrivait hier Denis Lebrun, tout aussi éploré que moi. Je l’aimais, ce mec un peu fou et d’une lucidité à faire peur. Prenons un verre avec lui… pour la route!

Excellente idée. À la tienne, Gil, donc. Adieu, bonne route. Et merci pour tout.

August 21st, 2011
Catégorie: Commentaires, Réflexions Catégorie: Aucune

52 commentaires à propos de “Adieu, Gil”

  1. Pierre Nadeau a écrit:

    Bonjour Stanley, votre témoignage sur Gil Courtemanche était très émouvant.

    Transmis via Facebook.

  2. Danielle Bourdages a écrit:

    Plutôt absente du web et de fb à ce moment-là, Stanley, ce n’est que ce soir que je découvre ton témoignage de grande amitié à l’endroit de Gil, merci, et en particulier pour…

    “Il aimait la vie au point d’en développer une intolérance à tout ce qui pouvait la gâcher, la pourrir pour nous, collectivement et individuellement.”

    Transmis via Facebook.

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