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Les carnets web de l'écrivain Stanley Péan

À quoi rêve un bizango?

Sonia, qui fréquente ce blogue et qui est devenue au fil des ans une interlocutrice sporadique, me demande ce que raconte mon roman en chantier – question judicieuse que j’avais jusqu’à ce jour contournée, pour des raisons nébuleuses à vrai dire. Depuis que j’en ai repris l’écriture intensive au début de décembre, je n’ai pas cessé d’embêter mes proches avec les détails de cette histoire d’identité, de métamorphose et de perception. Alors pourquoi cette réticence à aborder ces sujets sur ce site conçu à la fois comme une extension de mon travail de création, une fenêtre virtuelle sur mon atelier, et un lieu de réflexion sur les enjeux personnels, culturels et sociaux qui ont des répercussions sur mon écriture?

D’abord, la genèse : il y a plus d’une quinzaine d’années, invité à participer à une édition d’XYZ, la revue de la nouvelle consacrée à des fictions d’une page maximum, j’avais envoyé la première mouture de ma nouvelle «Caméléon» – trop tard, selon le directeur littéraire qui avait déjà bouclé son numéro. Publiée finalement dans L’Écrit primal, revue de création de l’université Laval, «Caméléon» racontait sur un mode allusif (format miniature oblige) la dérive elliptique d’un personnage à l’identité fluctuante, un être que le regard de ses vis-à-vis transforme systématiquement en celui ou celle que ces gens voudraient voir en face d’eux, consciemment ou inconsciemment. Puisque la nouvelle est ultra brève, j’en reproduis ici la mouture finale :

Caméléon

Sa voix, son visage, ses yeux peut-être? Qui pourrait dire? Elles le regardent, avec un rien de crainte d’abord, puis s’étonnent de reconnaître ami, amant, compagnon d’aurores doucereuses, se surprennent à renouer d’anciennes alliances.

Cette secrétaire demande s’il n’aurait pas fréquenté tel collège. Elle insiste, évoque le journal étudiant qu’il dirigeait et son émission de blues à Radio-Campus. Sourire navré. Il nie. La patronne achève de dissiper la méprise en l’appelant par le nom qu’il porte ce jour-là. La secrétaire se confond en excuses. Entraîné par la patronne, il est loin déjà.

* * *

Affaires officielles conclues, pâtes aux tomates, mozzarella et basilic, tintement de coupes, clins d’œil et confidences. Sans ses lunettes, il lui rappelle quelqu’un, dont l’image s’estompe. Au-dessus de la table, leurs doigts se nouent, pacte tacite, comme bientôt il s’emmêlera dans ses tresses auburn.

* * *

L’épuisement, après les raz-de-marée. Murmures sur l’oreiller, à propos de ce Laurent, qui sur une plage devant un feu de camp l’avait chatouillée tendrement, l’avait fait rire puis pleurer. Deux perles d’eau de mer roulent de ses paupières, ou peut-être pas, mais elle se love au creux de ses bras. Il la trouve attendrissante, assoupie dans l’aube vierge. Un instant, il rêve de la retenir contre le vrai lui, et lui dire: les lunes cendrées de sa lointaine contrée qu’elle ne visitera pas; la solitude de qui n’a pas choisi d’être une outre à souvenirs éventés.

* * *

Au réveil, elle cherchera en vain son odeur dans le désordre de la flanelle trempée. Elle aura vite tout oublié, cette salive sur sa nuque comme cette voix. Pensera à autre chose, à l’agonie des braises sur le rivage du souvenir. Lui sera loin, déjà.

* * *

Au hasard d’une promenade, peut-être croisera-t-il la secrétaire. Sans le reconnaître, elle le fixera avec insistance, l’interrogera sur le Cégep, le journal étudiant. Lui sourira, acquiescera de la tête et confirmera qu’il est bien celui qu’elle croit. Pour la journée, du moins.

Rapaillée sous cette forme définitive dans mon recueil La nuit démasque, cette nouvelle reprend un thème abordé par un jeune George Clayton Johnson à deux reprises : son texte «All of Us Are Dying», adapté par Rod Serling sous le titre The Four of Us Are Dying, l’un des premiers épisodes de The Twlight Zone; puis son scénario original The Man Trap, premier épisode télédiffusé de Star Trek. Dans un cas comme dans l’autre, on mettait en scène une manière de caméléon qui usait de son pouvoir de métamorphose à des fins bien peu nobles… Dans mon texte, narré en mode mineur, je m’intéressais davantage à la malédiction de ce personnage condamné à n’être jamais perçu comme celui qu’il est réellement, mais qui accepte presque sereinement de jouer le jeu…

Cela dit, dès le jour où j’ai dû remanier légèrement le texte en vue de son inclusion dans le recueil paru en l’an 2000, j’ai été séduit par ce que j’y avais esquissé à main levée et me suis promis de revenir éventuellement à ce personnage, à son tourment. C’est ce que j’ai fait, d’abord timidement depuis le début de l’année 2008, en ébauchant quelques scènes, en notant de fragments narratifs ou dialogués, en cherchant à comprendre avec lui qui il était, ce qu’il était et ce que sa malédiction impliquait pour lui et les autres. C’est le montage de ces bouts d’essai qui m’occupe désormais depuis un mois, alors que mon protagoniste déambule dans une Montréal plus noire que jamais, en proie à l’avidité des gangs haïtiens criminalisés du Nord-Est de l’île et que sa quête identitaire l’amène à croiser divers personnages, dont certains sont issus d’œuvres antérieures pour adultes ou pour jeunes (La Plage des songes, L’Emprise de la nuit, Zombi Blues).

Telles sont la genèse et la prémisse du bouquin, dont l’actuel titre provisoire, Dis, bizango, à quoi rêves-tu?, évoque Harlan Ellison, il me semble. (Le bizango, en passant, est une figure de la mythologie haïtienne, une sorte de sorcier capable de se dévêtir de sa peau humaine pour adopter une apparence autre.) En ce qui concerne l’intrigue, je préfère ne pas en révéler trop de détails, de crainte d’hypothéquer le plaisir des éventuels lecteurs de ce thriller au carrefour du fantastique, de la science-fiction et du réalisme magique. Les romanciers sont en général assez mal placés pour dire ce dont parlent leurs œuvres, puisque souvent l’essentiel leur échappe. Je dirai cependant que j’aborde ici des préoccupations récurrentes: la violence urbaine, particulièrement celle faite aux femmes; la prostitution et le marchandage de l’affection et du sexe dans les rapports entre les sexes; un certain malaise identitaire qui n’est pas exclusif aux immigrants; le poids parfois accablant de la mémoire; le besoin d’exister dans le regard de l’Autre et, paradoxalement, le désir d’échapper à la geôle que construit ce regard. Un gros programme, quoi.

Mais l’essentiel n’est jamais là, jamais dans cet aspect délibéré, volontaire de l’écriture. Ce qui importe, c’est ce qui se révèle à moi en cours de création. Ce qui importe, c’est que les personnages prennent vie, qu’ils acquièrent la capacité de toucher le lecteur.

Voilà. Je ne sais pas si c’est bien clair. C’est en tout cas là que j’en suis dans mes réflexions.

January 9th, 2009
Catégorie: Commentaires, Réflexions Catégorie: Aucune

6 commentaires à propos de “À quoi rêve un bizango?”

  1. sonia a écrit:

    Je vous remercie de votre réponse; je vous ai trouvé très clair.

    Amicalement,

    Sonia

  2. Stanley Péan a écrit:

    De rien, Sonia. Ce serait peut-être à moi de vous remercier, puisque l’exercice auquel vous m’avez en quelque sorte obligé m’a permis de faire le point et de préciser ma pensée pour la suite.

    Amicalement,

    Stanley

  3. L’importance d’un blogue pour un écrivain « Du cyberespace à la cité éducative… a écrit:

    […] Le texte, dont le titre est inspiré de celui, provisoire, de son prochain roman, s’intitule À quoi rêve un Bizango? […]

  4. Clément Laberge a écrit:

    Merci *beaucoup* pour ce remarquable texte — au sujet duquel je me suis permis de revenir ici:

    http://remolino.qc.ca/2009/01/10/limportance-dun-blogue-pour-un-ecrivain/

    Un vrai cadeau. Encore merci.

  5. André Marois a écrit:

    Bizango: quel joli mot pour un titre!

  6. Un auteur de polar à découvrir, à lire… et à écouter! « Du cyberespace à la cité éducative… a écrit:

    […] actuels du projet Epizzod.com avec Les Allergiks. Ce matin, c’est à la suite d’un commentaire laissé par l’auteur, sur le blogue de Stanley Péan, qui m’a mis sur la piste. Et j’ai remonté le cours […]

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